- BERGMAN (INGMAR)
- BERGMAN (INGMAR)Au milieu des années cinquante, les Français découvrirent deux nouveaux cinéastes qui allaient représenter l’excellence du «cinéma d’auteur»: Fellini avec La Strada (1955), Bergman avec Sourires d’une nuit d’été (1956) et Le Septième Sceau (1957). Bergman avait déjà réalisé une quinzaine de films en dix ans, sans que la Suède lui donne la place qu’il méritait. En 1958, une rétrospective à la Cinémathèque française permit à la jeune équipe des Cahiers du cinéma – Rohmer, Godard, Truffaut entre autres – de saluer cette œuvre avec une lucidité passionnée.Dès lors, Bergman aurait pu, comme tant d’autres, quitter son pays pour conduire une carrière internationale. Hollywood l’a plusieurs fois tenté. À deux exceptions près – L’Œuf du serpent et De la vie des marionnettes , tournés à Munich entre 1977 et 1980 –, il a préféré travailler en Suède avec une équipe d’acteurs et de techniciens qu’il a rendus célèbres: parmi eux, Bibi Andersson, Liv Ullmann, Max von Sydow, Erland Josephson et le chef opérateur Sven Nykvist.En 1984, après avoir écrit et réalisé quarante-trois films, de nombreuses pièces de théâtre et des scénarios pour d’autres réalisateurs, Bergman a annoncé qu’il mettait fin à sa carrière cinématographique pour se consacrer à la scène.La magie du spectacleNé le 14 juillet 1918 à Uppsala (Suède), Ingmar Bergman est le second fils d’un pasteur de Stockholm. Très tôt, il découvre le théâtre, le cinéma et la musique. À vingt ans, il se consacre au théâtre et monte des pièces à l’université. Il en écrit aussi. En 1942, le succès d’une de ses premières pièces au théâtre des étudiants lui vaut un engagement à la Svensk Film-Industri, au service des scénarios. Dès lors, sa vie sera partagée entre le théâtre et le cinéma. En 1944, à vingt-six ans, il est nommé directeur du théâtre municipal d’Helsingberg, en face d’Elseneur... En 1950, il dira: «Le théâtre, c’est l’épouse fidèle. Le cinéma, c’est la grande aventure, la maîtresse exigeante et coûteuse. On adore l’une et l’autre, d’une manière différente bien sûr.»Entre le fils de pasteur, l’homme de théâtre et le cinéaste, on peut apercevoir ce qui fonde la création bergmanienne: cela s’appelle croyance, magie ou illusion. Dans Fanny et Alexandre (1982), le père, directeur d’un théâtre, prend une vieille chaise dans la chambre des enfants et dit à ceux-ci: «Cette chaise est la plus chère, le plus grand chef-d’œuvre du mobilier du monde! Elle a six mille ans.» Bergman voit là «le secret du théâtre», et de tout spectacle: «Les spectateurs ont pris un engagement avec les acteurs: nous croirons ce que vous nous direz, nous rêverons avec vous, nous pleurerons et nous serons heureux.»Le monde de Bergman est celui d’un magicien qui a éprouvé très tôt son étrange pouvoir. Parlant de son enfance, il évoque déjà le conteur précoce, l’illusionniste sûr de ses dons qui deviendra le héros du Visage (1958): «Lorsque la réalité n’y suffit plus, je me mis à fabuler, à distraire les gens de mon âge par le récit prodigieux de mes exploits secrets.» Le père d’Ingmar était un prédicateur renommé dont l’éloquence transportait les fidèles. À l’écran ou sur la scène, par les images et le verbe, l’auteur, selon Bergman, est celui qui peut effacer le monde réel, pour lui substituer un univers qui a la beauté et la force du rêve.Cette puissance de suggestion et de fascination, comment la «mettre en œuvre»? Si l’on admet que la réalisation d’un film se joue aux trois étapes du scénario, du tournage et du montage, on pourrait esquisser une typologie des cinéastes selon qu’ils privilégient le sujet, la mise en scène ou l’écriture filmique. Rares sont ceux, en effet, qui accordent une égale importance à ces trois temps décisifs de la création. Ainsi, Fritz Lang a poursuivi sa carrière à Hollywood, tournant les scénarios les plus divers, parce qu’il est d’abord un cinéaste de la mise en scène et du montage. Buñuel, au contraire, se débarrassait le plus vite possible du tournage et du montage parce qu’il possédait son script avec une précision hallucinante. Il n’avait plus qu’à exécuter la «partition».À première vue, Bergman semble être un cinéaste de l’écriture. N’a-t-il pas signé, seul, à quelques exceptions près, tous les scénarios de ses films? C’est grâce à cette maîtrise éclatante du récit, de la dramaturgie, des dialogues qu’il a conquis la critique des années cinquante. Parce que ses films étaient solidement construits autour d’un sujet, Bergman se révélait un auteur, au moment où la notion même d’auteur de films venait d’être lancée, vers 1953, par les Cahiers du cinéma .Ici s’ouvre un paradoxe qui allait provoquer un malentendu assez durable à propos de Bergman. De 1945 à 1965, il était trop facile de relever, à travers ses films, les influences les plus diverses. En 1960, un critique aussi subtil que Roger Leenhardt n’avait-il pas raison de voir en lui un brillant polygraphe? Ainsi comment démêler, dans les films de jeunesse, l’expression personnelle, l’évidente sincérité parmi les références, citations ou pastiches? La Prison (1949), premier scénario dont il est l’auteur, évoque Sartre, Pirandello, Anouilh, Bernanos. L’Attente des femmes (1952), Une leçon d’amour (1954) et surtout Sourires d’une nuit d’été (1955) apparaîtront comme des transpositions modernes de Marivaux, Musset ou Shakespeare.Certes, il y a déjà, à côté de ces comédies scintillantes, des films autobiographiques, tendres et amers, inimitables: Jeux d’été (1951), Monika (1953), La Nuit des forains (1953), réalisé en même temps que La Strada , de Fellini (les deux cinéastes se sont toujours reconnus très proches). Ce sont précisément ces films de jeunesse que les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague prendront pour modèles, à leur tour.Faut-il chercher dans l’œuvre de la maturité l’approfondissement de cette veine personnelle, et l’abandon des références? Ce serait vain. Après la répétition (1984) est un hommage à Strindberg et à son «théâtre de chambre». La fameuse trilogie Comme en un miroir , Les Communiants , Le Silence (1961-1963) est présentée par Bergman lui-même comme son «cinéma de chambre», à la manière de Strindberg. Enfin, dans un de ses plus beaux films, Scènes de la vie conjugale , réalisé en deux versions pour la télévision et le cinéma (1973), Bergman réussit à être à la fois le plus personnel et le plus proche de Strindberg.L’épreuve du deuilPlus on s’attache à l’œuvre de Bergman, mieux on voit que sa création s’exerce à travers la mise en scène. Ce qui est évident pour Renoir ou Resnais (mais Resnais c’est aussi le montage) demeure le secret de Bergman. Trop bien caché sous l’évidence d’un brillant scénariste, l’auteur de Persona (1966) n’écrit ses films que pour leur donner une incarnation. Autrement dit, tout commence pour lui à l’instant où le faisceau du projecteur dessine un personnage. C’est sur les planches, dans la poussière du studio, de la scène ou des coulisses que le metteur en scène doit se révéler capable de donner un visage et une parole aux êtres qu’il «convoque». En ce lieu magique, peu importe que les fantômes soient imaginés par lui ou par un maître admiré. Dans Toutes ses femmes (1964) – film méconnu et sous-estimé –, une farce burlesque dissimule comme il convient le grand secret: l’artiste – un musicien – n’est jamais là où on le cherche. Mais, en le cherchant, des personnages se mettent à vivre, dérisoires ou pathétiques, tendus vers ce qui leur échappe. On pense à la dernière image du Septième Sceau (1957), emblématique: la danse macabre sur la crête d’une colline. Entre ciel et terre, entre deux abîmes invisibles, c’est une marche harassante – vers quoi? L’œuvre est ce chemin ouvert sur un ailleurs, un jeu où l’on se prend sans être dupe, une présence et un murmure au bord du gouffre.S’il y a une métaphysique chez Bergman, elle ne demeure pas dans les thèmes (quelles qu’en soient la richesse et la diversité), mais dans le fait que ceux-ci naissent de l’exercice inlassable et surprenant de la création. Si Bergman est grand, ce n’est pas parce que ses films nous parlent de Dieu, de l’au-delà, des amours éphémères ou des étés trop courts, c’est parce que toutes ces expériences nous font traverser l’épreuve du deuil. Mettre en scène revient alors à susciter un moment de bonheur, un rêve, une illusion si belle que nous demeurons inconsolables lorsque vient le réveil. Telle est la marque de la beauté: une blessure dont on ne guérit jamais.Si un film peut se référer explicitement à l’Apocalypse (Le Septième Sceau ) ou à une épître de Paul (Comme en un miroir , Face à face ), l’ensemble de l’œuvre de ce fils de pasteur pourraît être vu comme une vaste méditation sur le Livre de Job. Chaque œuvre explore les possibilités de survivre dans cette vallée de larmes. La création est d’abord l’aveu d’une dépossession.La traversée du miroirOn comprend alors le respect et la tendresse que Bergman éprouve pour les acteurs. Le comédien ne vit que pour donner l’existence à un autre. Ce lieu commun du travail théâtral est revisité avec une angoisse sincère, un désenchantement si cruel qu’il faut résoudre l’énigme: qui est l’autre? Un mirage? Un double, un miroir de moi-même? Ou, véritablement, une présence qui m’habite?D’un film à l’autre, Bergman multiplie les labyrinthes, enferme le spectateur dans des cauchemars qui ont pu paraître, jusqu’au début des années soixante-dix, raffinés et peut-être complaisants (entre Persona , 1966, et Le Lien , 1971, époque où la critique prend ses distances). Pourtant, certains signes ne trompent pas. Dans Cris et chuchotements (1977), le réalisme clinique de la mise en scène nous fait éprouver les souffrances d’une interminable agonie. La caméra nous permet de vivre cette situation du point de vue de l’héroïne qui va mourir, mais aussi à travers le regard de ses sœurs, et de la servante: indifférence, lâcheté, compassion, toutes les facettes de l’âme sont tour à tour exposées. Après sa mort, l’héroïne reparaît. Sans la moindre rupture de ton, le coup de théâtre se fond dans la trame réaliste, l’artifice surgit avec une netteté foudroyante, obligeant chaque personnage à se démasquer. Jamais, depuis Les Fraises sauvages (1957), Bergman n’avait posé de manière aussi douloureuse et hallucinante la question: qui suis-je, pour les autres, pour moi-même? Et dans ce plan célèbre qui évoque une «Pieta» lorsque, avec tendresse, la servante tient dans ses bras la mourante, nous touchons peut-être au mystère de l’œuvre: cette image, trop belle, exprime l’incoercible besoin d’être aimé et le nécessaire travail du deuil. Dans l’étreinte d’une mère illusoire qui donne à mourir, l’extrême détresse coïncide avec une indicible douceur. La vie et la mort ne s’opposent plus, le temps s’arrête vertigineusement. Cet art de saisir l’instant d’éternité, que Godard avait perçu dans les premiers films, constitue sans doute l’apport décisif de Bergman au cinéma. Il atteint aux racines de l’être, là où tout commence – arrachement, dédoublement.Voilà pourquoi sans doute les œuvres noires succèdent aux films lumineux: quand on croit avoir traversé le miroir, rencontré véritablement l’autre, on s’aperçoit le plus souvent que l’on projette quelque image rassurante sur le mur de notre prison. Ainsi pour Thomas, le pasteur des Communiants , Dieu n’est qu’un reflet de son désir, le piège du narcissisme. En perdant la foi en ce dieu illusoire, il sort de son égoïsme, découvre la souffrance de ses semblables et la passion du Christ. De même pour l’artiste: comment trouver, au fond de soi-même, un lieu où véritablement «je est un autre», où s’animent des êtres différents de nous et vivant leur propre existence?La naissance de l’autreSi la femme est au centre de l’univers Bergmanien, c’est parce qu’elle a le pouvoir de donner la vie. Accoucher, avorter, la question revient souvent (Prison , Monika , Au seuil de la vie , Les Fraises sauvages Scènes de la vie conjugale ). La création est une. Mettre au monde ou mettre en scène, c’est attendre la venue de l’autre. À cet égard, les deux derniers films de Bergman éclairent l’ensemble de l’œuvre. Après la répétition évoque la rencontre d’une jeune actrice avec un metteur en scène. Celui-ci s’est endormi, après que la troupe a quitté la scène. Cette Ève née de son sommeil, entre le songe et la réalité, entre le théâtre et la vie, donne le jour au film. De cette rencontre, tout peut naître.Bergman avait déclaré qu’Après la répétition il abandonnerait le cinéma. Depuis, il a réalisé – pour la télévision et en vidéo – Les Bienheureux , autre rencontre, dans une église, d’une vieille fille et d’un petit-fils de pasteur qui a perdu la foi. Leur mariage va se révéler un enfer. Elle s’enferme dans la folie, et son compagnon, par amour, va la suivre, pour finalement partager son suicide. Entre la rencontre ouverte d’Après la répétition et l’amour mimétique, fusionnel, des Bienheureux se précise l’enjeu de la création bergmanienne: miroir-prison ou apparition d’un nouvel être. Versant noir (Persona ), versant lumineux (Fanny et Alexandre ).On peut avoir une préférence pour l’une ou l’autre de ces facettes, on ne saurait les séparer. C’est sans doute parce qu’il décrit si bien la stérilité que Bergman chante avec une rare justesse la création. Cinéaste du couple, il regarde la femme, l’univers féminin comme «la source» des images et du cinéma. Dans les films de jeunesse – Prison , Sourires d’une nuit d’été –, lorsque les amoureux se retrouvent, ils découvrent un vieil appareil de cinéma, un bout de film, et regardent ensemble les images animées. Laterna magica , c’est aussi le titre que Bergman a donné à ses Mémoires. Son œuvre est une rêverie au seuil de la chambre noire, «la chambre crépusculaire de notre âme», dit-il, la matrice où le cinéma prend vie.Le petit théâtre qu’on voit au début de Fanny et Alexandre serait alors la meilleure introduction à cette démarche créatrice où l’enfant doit se perdre d’abord, errant dans les couloirs sombres, les villes cauchemardesques, les forêts effrayantes, avant d’accéder à l’âge adulte et à la fécondité. C’est sur un petit théâtre semblable qu’apparaît pour la première fois la référence à La Flûte enchantée de Mozart, dans un film très sombre (L’Heure du loup ). Lorsqu’il réalise plus tard l’adaptation télévisuelle du célèbre opéra, Bergman met l’accent sur sa dimension initiatique. Les puissances de la nuit et du jour, du féminin et du masculin doivent se séparer – autrement dit, il faut connaître l’épreuve du deuil – pour accéder à l’harmonie. Dans la liesse et l’harmonie, Bergman sait alors qu’il est pleinement lui-même, s’effaçant pour faire revivre l’autre, laisser entendre Mozart.
Encyclopédie Universelle. 2012.